Revivez #LaREF25 - "Le libre-échange est mort, vive le libre-échange !"
Avec Anne-Sophie Alsif, Emmanuel Combe, Yann Leriche, Deng Li, Raúl Gutiérrez Muguerza, Laurent Saint-Martin et animé par Christophe Jakubyszyn.
Verbatim
Anne-Sophie Alsif : "La crise que l'on vit depuis quelques mois avec l'arrivée Donald Trump et la remise en cause du libre-échange n'est pas quelque chose de nouveau c'est juste la forme qui change. Sur le fond, cela fait plus de 15 ans que la majorité des Etats cherchent à mettre des barrières à leur marché."
"Depuis 15 ans, 20 ans, on constate ce que l'on appelle la régionalisation de la mondialisation. C'est-à-dire qu'on est toujours dans la mondialisation, mais l'objectif, c'est d'avoir des chaînes de valeur de plus en plus régionalisées, et non plus mondialisées, pour être moins dépendants, en cas de conflit."
"Cette vision se traduit par une augmentation des normes et des barrières douanières non tarifaires. Les pays ont augmenté les normes pour avoir accès à un marché."
"Donc on reste dans la doxa du commerce mondial. On respecte le libre-échange, mais les normes nous protègent. Donald Trump a cassé cet équilibre et a remis des tarifs."
Emmanuel Combe : "En réalité, le libre-échange n'est pas mort. Il n'a jamais existé. Nous avons toujours vécu dans un monde avec des barrières. En fait, ce qui vient de mourir à mon sens, c'est le multilatéralisme. C'est-à-dire un ordre juridique construit en 1947 et qui, à mon sens, est mort le 2 avril 2025 avec les tarifs de Trump."
"Nous n'avons pas assez défendu les vertus de l'ouverture commerciale. Nous avons laissé prospérer un discours favorable au protectionnisme."
"Nous avons à mon sens, nous les économistes et peut être aussi les politiques, sous-estimé le fait que, quand on s'ouvre, Il y a toujours deux gagnants. Celui qui exporte et celui qui importe. Mais par contre, à l'intérieur du pays, il y a des gagnants et des perdants. Lorsque l'Europe s'est ouverte avec la Chine, qui a gagné : Airbus à Toulouse, l'industrie du luxe. Par contre, il est incontestable que le nord de la France, et notamment l'industrie textile, a pu pâtir de la concurrence chinoise. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas s'ouvrir. Il faut préparer l'ouverture et l'accompagner."
"La Chine a un modèle essentiellement axé sur la promotion des exportations, plus que sur la consommation interne, avec notamment un taux d'épargne des ménages extrêmement élevés. Cela crée des surcapacités et éventuellement des déséquilibres commerciaux."
"La Chine est devenue un très grand leader technologique, nous ne nous sommes pas assez préparés à cette montée en gamme qui a été très rapide."
"La souveraineté, c'est la dépendance choisie, c'est choisir ses partenaires, choisir ses fournisseurs. La fermeture, ça ne marche pas !"
"Le commerce, ça n'est pas une guerre. Le commerce, c'est mutuellement avantageux."
Laurent Saint-Martin : "Le terrain de jeu qui était une compétition économique avec un level playing feed imparfait certes, mais qui était une compétition économique d'abord, est devenu un terrain de confrontation de logique de puissance."
"Ce que le commerce avant permettait d'être un moteur de croissance devient un instrument de puissance. Donald Trump utilise l'arme commerciale comme une arme géopolitique pour à peu près tous les sujets."
"Ce n'est plus business as usual ! Et là, il y a urgence à ce qu'en Europe on comprenne le nouveau paradigme."
"Considérer qu'utiliser l'arme commerciale comme un levier de puissance géopolitique est une coercition et lutter contre la coercition, c'est ce qu'il va falloir commencer à faire, parce que si le libre-échange n'est pas mort, l'Europe a plutôt intérêt de poursuivre et d'accélérer les échanges commerciaux. Il faut accélérer les accords commerciaux avec le reste du monde."
"L'Europe a une carte majeure à jouer en réaffirmant et en faisant de la défense du libre-échange un avantage comparatif pour sa propre terre d'investissement. Elle devient une terre de stabilité pour des investissements industriels."
"Mais pour cela, il faut d'abord savoir qu'on est une puissance. Et je crois que ces dernières semaines et ces derniers mois, on n'a pas franchement démontré qu'on savait qu'on était une puissance."
"Il faut une nouvelle voie européenne, que la France, je crois, porte bien depuis ces derniers mois, mais de façon trop isolée "
Deng Li : "Le monde a besoin du libre-échange. Ce n'est pas un choix, c'est une nécessité pour l'économie moderne."
"Le libre-échange profite tant aux pays développés qu'aux pays en développement."
"La France et l'Europe sont gagnantes parce que l'année dernière, l'Union européenne a réalisé un excédent commercial de 150 milliards d'euros. Tout le monde sait que la Chine est un exportateur très Important, donc il faut que la Chine et l'Europe travaillent ensemble pour défendre le libre-échange et défendre le multilatéralisme avec l'OMC. Il faut rejeter tant que possible le protectionnisme. Nous devons lutter contre un renfermement dans l'intérêt de tous."
"Les véhicules électriques chinois sont assez compétitifs pour aller sur le marché."
"Nous devons chercher à résoudre les problèmes par le dialogue."
Yann Leriche : "Quand on parle de barrières tarifaires de l'ordre de 10 ou 15, c'est pas l'épaisseur du trait, c'est absolument massif et les conséquences sont extrêmement fortes. On a vécu avec le Brexit et ce qu'on vit aujourd'hui, c'est l'absence de visibilité, la volatilité. Tout se passe très très vite entre les décisions politiques qui sont prises, de nouvelles barrières et leur mise en œuvre."
Pour aller plus loin
Depuis la fin de la guerre froide, rien ne semblait devoir s’opposer à la mondialisation des échanges commerciaux. Les annonces de Donald Trump lors du Liberation day, avec une nouvelle série de droits de douanes exorbitants, au nom d’America first, ont cependant fait l’effet d’une bombe à fragmentation sur l’ensemble des marchés mondiaux, générant angoisse et incertitude. Si, depuis, le président américain a temporisé, les marchés ne savent sur quel pied danser et les entreprises françaises et européennes se voient contraintes de repenser leur stratégie dans un monde où l’ouverture semble désormais l’exception et non plus la norme. Quel sera l’avenir du libre- échange ? Est-ce le début de la démondialisation et quel va être le prix à payer ?
Le libre-échange, une longue histoire
Le libre-échange, alors appelé mercantilisme, est une idée née dans le cerveau de quelques brillants esprits du Siècle des Lumières, qui ont établi un lien entre croissance du commerce international et croissance économique. Il convenait alors de favoriser le commerce international par tous les moyens possibles. Montesquieu y voyait même un gage de paix déclarant dans L’Esprit des Lois : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes ».
Adam Smith théorisera ensuite ces idées dans ses « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations », un ouvrage considéré comme l’acte de baptême du libéralisme et du libre-échange. Pour lui, il semblait inutile d’ériger des barrières douanières, afin que « chaque pays se spécialise dans ce qu’il fait de mieux, pour le profit de tous ». Des idées enrichies ensuite par David Ricardo, Stuart Mill ou encore Paul Krugman.
Le libre-échange a pris son essor à la fin de la seconde guerre mondiale avec la mise en place du GATT et crée depuis de plus en plus d’interdépendance entre les pays, en dépit des soubresauts protectionnistes générés par les crises économiques.
Et Trump revient
Soutenues par l’OMC, le FMI et la Banque mondiale, les théories libre-échangistes ont façonné l’économie globalisée telle que nous la connaissons, avec réduction des barrières commerciales et répartition négociée des échanges au niveau international. Les décisions de la nouvelle administration Trump, adoptées sans concertation, sont venues bouleverser ce paradigme. Elles accélèrent l’affaiblissement du multilatéralisme et favorisent les négociations de puissance à puissance. Entre protectionnisme assumé, renégociations d’accords commerciaux et rhétorique nationaliste, le vocabulaire autour des échanges internationaux prend un tout nouveau sens.
Trump considère que les États-Unis sortent perdants du système de commerce international, car selon lui, « trop d’argent américain est dépensé pour les autres ». Et tant pis si, comme le pense la grande majorité des économistes, cela entraîne les Etats-Unis dans l’inflation et la récession, pour Trump, ce n’est qu’un mauvais moment à passer en attendant le retour de « l’âge d’or américain ».
Adepte du deal, le président américain a fait de la guerre commerciale un des outils de sa diplomatie pour faire plier ses partenaires, Chine et Union européenne en tête, et les amener à négocier, à l’avantage bien sûr des USA.
La Chine, nouveau champion du libre-échange
Avec un excédent commercial de 970 milliards d’euros en 2024 et des exportations en augmentation de 40 % au cours des cinq dernières années, la Chine est aujourd’hui le premier exportateur mondial et s’impose comme le champion du libre- échange, paradoxe s’il en est pour un pays communiste. Elle n’entend pas se laisser faire par Trump, rendant coup pour coup. Dévaluation du yuan, recherche de nouveaux partenaires, redynamisation de son marché intérieur, plusieurs armes s’offrent à l’Empire du Milieu pour organiser sa riposte. Rappelons par ailleurs que la Chine dirige, depuis 2022, le RCEP, qui est le plus grand accord de libre-échange du monde, qui vise à l’intégration économique de 15 pays de la zone Asie-Pacifique et qui bien sûr profitera surtout à la Chine en lui permettant d’accroître son influence dans la région. Quand on pense qu’il y a dix ans à peine, la Chine était l’épouvantail du commerce mondial accusé de dumping, d’entorses à la propriété intellectuelle et subventions massives à des entreprises d’Etat, que de chemin parcouru ! Aujourd’hui, elle se pose en sauveur de la mondialisation et le plan « Made in China 2025 » n’est plus seulement une quête d’autosuffisance technologique, mais « une plateforme pour séduire le monde avec une vision de commerce équitable ».
Et l’Union européenne dans tout cela ?
Si la Chine riposte, que fait l’Europe qui échange pourtant 1500 milliards d’euros avec les Etats-Unis, soit 30 % du commerce mondial ? Elle semble plongée dans l’attentisme, tout en criant son indignation et en promettant une riposte. La complexité légendaire de l’UE ne risque- t-elle pas de gravement lui nuire au bénéfice des deux autres grands ? Faut-il plier et négocier, riposter avec la Chine ou trouver une troisième voie, et si oui laquelle ?
Certes, la baisse du dollar, si elle se confirme, et la prévision de prix plus compétitifs sur les produits chinois peuvent rendre la pilule un peu moins amère, mais cela ne saurait suffire. Comment la politique commerciale européenne va-t-elle pouvoir se relever ? Une grande partie des chefs d’Etat et de Gouvernements européens défend « une réponse européenne commune ». Il s’agit non seulement de riposter à court terme pour protéger nos industries, mais aussi de repenser notre modèle économique pour ne plus dépendre des géants commerciaux, en particulier les GAFAM. L’Europe doit faire preuve de fermeté, mais aussi et surtout de vision.
L’impuissance de l’OMC
Puissant levier multilatéraliste, l’OMC, après la crise du Covid, la guerre en Ukraine et aujourd’hui la multiplication des réflexes protectionnistes et la désindustrialisation de l’Europe, ne cesse de voir son influence diminuer. Elle semble même à son tour en état de « mort cérébrale » et peine de plus en plus à défendre les grands principes du libre-échange. Spectatrice impuissante face au bras de fer entre Chine et Etats-Unis, elle n’a désormais d’autre choix que de se réinventer pour ne pas mourir.
Résilience ou démondialisation ?
Face à tous ces bouleversements, de plus en plus d’acteurs politiques et économiques s’inquiètent d’une possible fin de la mondialisation néolibérale. Va-t-elle in fine laisser place à la démondialisation ?
Les discours démondialistes visent à encourager le protectionnisme et le contrôle des capitaux par les Etats, à quoi s’ajoute aujourd’hui une opposition à la libre circulation des personnes. Les partisans de la démondialisation mettent en avant la croissance des inégalités socio-économiques, due à la mondialisation, et le souci de mieux préserver la planète pour se justifier. Mais le libre-échange est-il vraiment condamné ? En dépit des sursauts protectionnistes et populistes un peu partout dans le monde, nous n’avons pas assisté jusqu’ici à une remise en cause effective et globale des processus de mondialisation. Le commerce international ne décroit pas, ce qui témoigne de sa résilience face aux crises. Selon plusieurs chercheurs, on assiste simplement à un phénomène de « stagnating globalization ». Les différences de coûts de main d’œuvre se maintiennent et les coûts de transports diminuent, ce qui continue de justifier l’internationalisation de la chaine de production.
Débattus depuis plus de vingt ans, les discours démondialistes n’ont donc pas encore mené au fléchissement du commerce international. La mondialisation économique évolue mais ne disparait pas. Même si le monde semble se régionaliser, les échanges intercontinentaux restent importants et il semble encore trop tôt pour affirmer la naissance de blocs économiques déconnectés. Mais qu’en sera-t-il demain face à la multiplication de mesures protectionnistes et de renonciation d’accords commerciaux en cours de discussion. Sommes-nous vraiment face à un risque réel de retour en arrière en matière de libre-échange ? Sous la pression des tensions sino-américaines, assiste-t-on au retour des idées de John Maynard Keynes, qui en 1933 insistait sur la nécessité d’une autosuffisance nationale ? Comment les entreprises françaises et européennes vont-elles pouvoir s’adapter ?